Héros sans panache

Héros sans panache

 

La gare du Canadien National

Je suis née dans une gare de chemin de fer à l’Orignal, en Ontario. Combien d’entre vous sont nés dans une gare de chemin de fer? Levez la main. Nous étions huit, nés dans cette gare de chemin de fer de l’Orignal, en Ontario. Mon père était chef de gare, télégraphiste et agent du chemin de fer. Or, une fois, on a démoli la gare du chemin de fer pour livrer passage à une autoroute transcanadienne entre Ottawa et Montréal, de sorte que la gare a disparu. Il a fallu que mon père déménage. Là, il a accepté un transfert à Joliette. Il était agent de gare. Il n’y avait pas de loyer à même la gare, donc on ne demeurait pas dans la gare. Il a été transféré à La Tuque et c’était toujours pour des avantages; il n’était pas vraiment transféré mais il acceptait de s’en aller là pour des avantages financiers. Quand on a dix enfants, ce qui fait douze personnes, on comprend ça. À La Tuque, on a demeuré cinq ans et il n’y avait pas de loyer non plus à même la gare. A ce moment, la gare de Noranda était vacante. On l’offrait à mon père, mais il n’était pas trop certain: c’était un gros déménagement. Mais chaque fois, la compagnie du chemin de fer mettait à notre disposition tout un wagon du chemin de fer pour le déménagement: c’était gros mais c’était douze personnes avec ameublement, vêtements et tout et tout à déménager. Mon père n’avait pas à s’occuper de quoi que ce soit. Il ne paquetait pas, ne faisait aucun effort physique. Les employés du chemin de fer venaient, s’occupaient de tout le déménagement : ils prenaient de grosses boites de bois, les emplissaient, les clouaient et les transportaient dans le wagon pour réinstaller le tout là-bas, à Noranda, après notre arrivée dans cette immense gare (après être passé par l’Orignal, La Tuque et Joliette). Avant qu’on arrive par ici, les gens de La Tuque disaient : Vous ne vous en allez pas à Noranda? Savez-vous comment c’est *tough*, Les gens sont assez *tough*! Sur la rue, il y a des querelles! Ca tire à bout portant!  Ça, on nous l’a dit une centaine de fois; c’était en 1940. Noranda était relativement nouveau et moi, je n’en connaissais rien. À l’Orignal, c’était un village où il y avait peut-être 800 personnes; quand nous sommes partis de là, les Germain, il en est resté bien moins. Joliette, c’était ancien aussi; et La Tuque, en Mauricie, c’était raisonnable : il y avait un beau climat. Mais rendu par ici, on ne savait pas que 1- c’était un climat sibérien; 2- c’était si *tough* que ça! Nous sommes arrivés pleins d’appréhension dans cette immense gare. Puis, il fallait dépaqueter tout le wagon du déménagement et monter tout ça au deuxième étage. Mon Dieu que c’était grand, probablement parce que j’étais petite, Les murs n’étaient pas isolés du tout; le vent passait à travers ça comme à travers la toundra.  Il y avait des châssis doubles aux fenêtres mais ça ne servait à rien l’hiver, quand il neigeait, on ramassait la neige en dedans sur le rebord des fenêtres. C’était glacial. Quand l’hiver est arrivé, on a vu qu’il fallait s’habiller beaucoup plus, acheter des vêtements : des gilets, des tuques, des mitaines parce qu’il faisait très froid et que c’était différent du sud de l’Ontario. À L’Orignal, il y avait une salle d’attente pour tout le monde : les hommes, les femmes, les jeunes, les vieux, les chiens, les *soulons*, tout le monde, et la grosse fournaise. Mais rendu ici, qu’on disait très *tough* justement, il y avait une salle pour les dames et les enfants, séparée pour les protéger : deux toilettes, un petit passage et une salle d’attente.  Pour les hommes, car ils n’allaient pas du même côté, et il y avait aussi des toilettes et, en plus, un fumoir garni de gros crachoirs. Vous savez, quand les hommes fument la pipe, le tabac et tout ce que vous voulez. C’était bien insalubre, mais ce n’était pas défendu. Là, j’ai pensé qu’il fallait que ça soit vraiment *tough* puisqu’il fallait séparer ainsi le monde : j’ai soupçonné que les messieurs ne voulaient pas entendre les petits enfants pleurer et qu’ils voulaient parler entre hommes. C’est pour ça qu’on les séparait. Bon. Quand le premier hiver arrive, on réalise que tous les gros radiateurs sont du côté est, là où il y avait déjà un gros poêle à bois et on avait chaud pour mourir. Du côté ouest, d’où venait le vent du nord ou noroit, on gelait. On a failli périr de froid. Lorsque  l’été est arrivé, il y a eu toute une équipe,* mon père ne s’en mêlait jamais*, employée à des travaux supplémentaires. Dans un wagon du chemin de fer, il y avait des plombiers, des électriciens, des menuisiers, etc. Mon père n’avait qu’à leur dire ce qu’il y avait à faire. Cette année-là, ils ont tout viré le système de chauffage; ils ont mis le gros système du côté des chambres à coucher, les petits radiateurs du côté est où il n’y avait pas besoin parce qu’il y avait le gros poêle qui chauffait jour et nuit. Il y avait dans la cave une immense fournaise chauffée au charbon. Tous les jours, on nous montait des chaudières pleines de charbon pour chauffer le poêle. On nous montait des quartiers de bois et un bloc de glace. L’eau en ce temps-là (1940) était pure. La ville était alimentée par le lac Dufault et l’eau n’était pas filtrée; il n’y avait pas de chlore, rien. Mais le *Chemin-de-fer* ne se satisfaisait pas de ça; il n’était pas pour aller chercher son eau aussi loin. Il s’était taillé de la glace sur le lac Noranda, c’était Monsieur Pélissier qui taillait ça, et à chaque mois, le Chemin-de-fer faisait analyser la glace pour être certain que l’eau était très pure. Là, quand le train arrivait, l’homme à la glace mettait un morceau de glace là où les gens buvaient, un bloc de glace dans chaque wagon. Le train continuait vers Montréal, l’eau était toujours glaciale dans le train quand il s’en allait à Montréal. Et un bloc de glace pour les Germain, en haut. Lorsqu’on allait à Montréal, nous partions à 2:30 heures p.m. et nous devions coucher dans le train. Nous arrivions à la gare Moreau à 6:00 heures du matin. C’était la guerre et les avions servaient pour la guerre. Allez donc transporter des personnes en avion quand la guerre était là  Aussi, tout le monde qui avait de l’argent et qui étai prêt à passer vingt heures dans le train le prenait pour faire le voyage. Il y avait un wagon-lit. Là, il fallait payer plus cher, un billet de première classe pour avoir droit au lit; les autres qui avaient un billet de deuxième classe, c’était à moitié prix. Ils pouvaient toujours louer un immense oreiller et essayer de se recroqueviller sur leur siège. Ils arrivaient à Montréal avec des courbatures sans bon sens. Chez nous, les trains partaient et mon père se targuait de *partir* ses trains à temps. Aussi, quand c’était le départ pour les autres, ceux du Temiskaming & Northern Ontario, mon père sortait sa montre Waltham et guettait : *Ah! Il est 56 secondes en retard* ça lui faisait plaisir, car ce train n’était pas sous son contrôle. Il y avait tout un jargon pour désigner tout le beau monde du train. L’ingénieur (engineer) n’était pas un ingénieur mais conduisait l’engin. Le mécanicien n’était pas un mécanicien; c’est lui qui fournissait le charbon. Le conducteur n’était pas le conducteur mais il ramassait les billets des voyageurs. Le portier n’était pas un portier; c’était un Noir et on ne le voyait jamais, excepté en deux occasions; il préparait les lits pour la nuit et les refaisait le matin. Jamais il ne parlait à qui que ce soit; il était averti. Il servait aussi dans la salle à manger. Ca coûtait bien cher, aussi on apportait un ou deux sandwiches. Ma mère allait souvent à Montréal, sa ville d’origine. Mon père était allé se chercher une femme de descendance irlandaise (merci pour la musique irlandaise, la bastringue, maman). Quand c’était la journée où ma mère allait à Montréal, toujours pressée d’acheter des tonnes de nourriture, de vêtements, de fournitures de toutes sortes, mon père était présent au départ. Tout était en ordre et tout le monde prêt à prendre le train. Il y avait plusieurs wagons pour les voyageurs, dont un en arrière pour les lits et le wagon-restaurant. Quand l’employé disait : *All bord!* finalement, ce n’était plus *All bord!*  c’était Bord!* lâché avec un hurlement; et là tout le monde qui n’était pas embarqué était aussi bien de le faire parce qu’on le laissait là, sur le quai. Ma mère était encore en haut,  le *board* avait hurlé et le train qui commençait à suffoquer, haleter, s’ébranlait, elle qui était une digne dame. Elle descend alors en courant. Là, mon père, en panique totale, court dans le bureau signaler par télégraphe à Arntfield d’arrêter le train! A la *flag station*, endroit assez visible où le train arrête seulement si on le signale, (c’est un employé qui signale au moyen d’un drapeau rouge quand il y a un passager à cet endroit, sinon, le train passe tout droit), le commis fait donc le signal d’arrêt. L’ingénieur (conducteur) se demandait bien pourquoi il fallait arrêter et reculer. Tout le monde de Rouyn-Noranda qui était embarqué se demandait pourquoi il fallait retourner à la gare. Tous ramassés du même côté, celui de la gare, ils tentaient de savoir le plus tôt possible pourquoi on revenait au point de départ. Dignement, sans broncher, sans rire, sans parler, sa sacoche à la main, ma mère  s’embarqua et on entendit des :*On sait pourquoi on est revenu : c’est la femme du chef de gare!* On pensait qu’on n’en survivrait pas tant on nous a taquinés; *Ha! Oui, ta mère a fait reculer le train* Mon père a failli en mourir, mais il ne se fâchait jamais. Quand mon frère est allé au collège à Montréal, année après année, il revenait avec tous les étudiants, même en payant un lit, mais c’était plus amusant avec le groupe. Comme il devait toujours faire enregistrer sa valise pour revenir, le commis lui avait demandé : *Par fret ou par express? La différence était dans le temps que ça prenait pour le voyage mais aussi dans le prix à payer, alors que ça peut prendre une, deux, trois semaines et encore!  Souvent, sur une voie d’évitement, on finissait par l’avoir. Mon frère dit : *Par express*. Gigantesque valise pleine de livres, par express! Elle arriva le lendemain de son retour :$50.00. *Ti-gars, lui dit mon père, ça ne fait pas assez longtemps qu’on est sur le train pour savoir qu’on n’envoie pas une valise comme ça par express* Il s’est fait taquiner tout le reste de sa vie. À la gare du chemin de fer, c’était malpropre, du fait que le chauffage se faisait au charbon de bois, en boulettes : du coke, charbon dur. À l’Orignal, ma mère étendait sur  l’herbe et le linge séchait dans toute sa blancheur. À Noranda, elle s’était fait faire une plate-forme en arrière, à l’abri, de l’autre côté de la gare et elle disposait de deux cordes à linge sur lesquelles elle étendait une douzaine de draps, des taies d’oreillers, etc. Quand le train entrait en gare, et pendant que les voyageurs débarquaient sur la plate-forme, la fumée de la chaudière à chauffer, noire comme de l’encre de Chine, suivant le caprice du vent, s’aventurait beaucoup plus loin. Ce fut fini. À partir de cette fois, ma mère installa ses cordes dans la salle d’attente des dames et, le soir, aussitôt que la gare étai barrée, on étendait le linge qui alors, devenait rude; on n’en finissait plus de repasser. Mais il était net, au moins. Au printemps, quand la chaleur nous fit ouvrir les fenêtres, on a réalisé que du même coup l’engin nous crachotait sa pollution à couper au couteau. On s’empressa de refermer les fenêtres, quitte à suffoquer de chaleur; et encore là, châssis doubles fermés, la suie finissait par nous rejoindre. En bas, dans la cave, deux escaliers à faire pour le lavage. Puis ce fut le *diesel*, peut-être moins malpropre mais plus polluant; pourtant, tout compte fait, ça n’a jamais donné  pire résultat que l’engin à vapeur. Héros sans panache volume un par Annette La Casse-Gauthier récit provenant de Pauline Gemain-Cadorette

Par : Jules Jobin

Auteur: 
Jules Jobin, membre TRAQ
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